La quête d’une écriture professionnelle de l’histoire
Depuis plus d’un demi-siècle, les Africains participent à l’écriture de l’histoire de leurs sociétés dans le cadre de l’institution universitaire. Pour l’école de Dakar, le texte qui inaugure cette entrée dans l’espace académique a été rédigé par Abdoulaye Ly qui, en 1955, a soutenu une thèse de doctorat d’État à l’Université de Bordeaux sur « l’évolution du commerce français d’Afrique noire dans le dernier quart du XVIIe siècle / La Compagnie du Sénégal de 1673 à 1696 » passée à la postérité avec un titre tronqué La Compagnie du Sénégal (Ly, 1993 : VIII). À la même époque, Cheikh Anta Diop soumettait à la Sorbonne une thèse d’Égyptologie, publiée deux ans après sous le titre Nations nègres et cultures, où il pose les premiers jalons de sa théorie établissant une parenté génétique entre la civilisation pharaonique de la vallée du Nil et celles des sociétés de l’Afrique au sud du Sahara. Les travaux de ces deux figures considérées comme les pères fondateurs de l’École historique de Dakar (Barry, 2000) continuent d’exercer une influence certaine sur les courants et tendances de l’historiographie produite à Dakar. Absorbés par leur engagement politique partisan ou victimes de l’ostracisme des autorités étatiques et universitaires, entre autres raisons, ces deux chercheurs n’ont pas participé directement à la formation des historiens dans les différents départements d’histoire de l’Université de Dakar. Leurs œuvres majeures ont cependant eu un impact variable selon les conjectures sur les étudiants en histoire à l’Université de Dakar, à l’époque de la tutelle des universités françaises de rattachement, Paris et Bordeaux ou plus récemment avec le renouveau des études égyptologiques survenu au début des années 1980 (Thioub et Diop, 2001). La présente réflexion sur ce demi-siècle de production historiographique, aujourd’hui largement entamée, peut s’inscrire dans plusieurs perspectives compte tenu de la diversité de ses filiations et des multiples influences qui se sont exercées sur elle. L’Université de Dakar, principal lieu de production de cette histoire, a été au départ une institution française née de l’érection de l’École des Hautes Etudes de Dakar en université en 1957-58. La formation des historiens africains, qui fréquentent cette institution, répond aux cursus académiques définis par les universités françaises de rattachement où l’histoire africaine, après sa reconnaissance tardive comme discipline digne d’être enseignée, occupe une place pour le moins congrue (Coquery-Vidrovitch, 1997 : 91-100). Jusqu’au début des années 1970 , les études conduites par les chercheurs français en poste à Dakar et les programmes d’enseignement dispensés informent plus sur la présence française en Afrique que sur la dynamique interne des sociétés africaines. Les savoirs académiques sur l’Afrique ont été principalement élaborés par des disciplines — ethnologie, ethnographie, histoire coloniale , anthropologie — qui ont légué à l’historiographie du continent une orientation, des concepts et des outils méthodologiques dont il est difficile de l’émanciper (Thioub, 2000) .
C’est au milieu des années 1960 que des enseignants-chercheurs français, répondant à des demandes fortes ou à partir de leur initiative propre, révolutionnent les recherches en histoire d’Afrique, ouvrant ainsi la perspective d’une écriture de l’histoire de la Sénégambie à partir de l’intérieur. Ils ont procédé à une critique féconde des savoirs coloniaux et des traditions orales désormais reconnues comme source incontournable pour écrire l’histoire de l’Afrique. À travers les enseignements dispensés et la direction des mémoires et thèses des étudiants, mais aussi par leur engagement militant pour l’histoire de l’Afrique, Yves Person puis Catherine Coquery-Vidrovitch et Jean Devisse ont apporté ― à Dakar et à Paris ― une remarquable contribution à la formation de générations d’historiens de l’Université de Dakar. Il faut également mentionner le travail pionnier de Jean Suret-Canale qui, expulsé de Dakar en 1947 par l’administration coloniale, a poursuivi ses recherches en histoire de l’Afrique, publiant plusieurs articles et ouvrages de références sur l’histoire coloniale du continent.L’influence des travaux d’anthropologues comme Claude Meillassoux ouvre l’historiographie de l’École de Dakar aux autres disciplines des sciences sociales. Dans la même veine mais de plus en plus au sein des institutions académiques françaises, les études de Jean Boulègue, Yves Saint-Martin et Christian Roche chez les historiens, de Christian Coulon, Jean Schmitz, et Jean Copans en sociologie et anthropologie, ont contribué à la dynamique de l’École de Dakar. Cette contribution ne se limite pas aux études consacrées aux sociétés sénégalaises par l’africanisme français. Elle prend la forme d’analyse critique des modes de production des savoirs par l’intelligentsia africaine (Copans, 1991 : 325-362).
Pourtant en France, en dépit de ces appréciables contributions, l’histoire de l’Afrique s’est difficilement frayée un chemin et aujourd’hui encore, nombre de spécialistes des sciences sociales de l’Hexagone, particulièrement les non-africanistes, accordent peu d’attention aux travaux des Africains. Certes, ils partagent ce travers avec leurs homologues des autres pays du Nord. Un certain nombre d’éléments contribue à renforcer le caractère unidirectionnel des échanges académiques en défaveur de la recherche africaine (Bernault, 1999 : 325-362) : la faiblesse quantitative de la participation des universitaires africains à la production des savoirs sur le continent et la diffusion restreinte de leurs publications, du fait de la déliquescence de l’édition et de la distribution locales.
Ces travers nuisibles à l’avancée des sciences sociales résultent de la difficulté qu’éprouvent les chercheurs, du Nord comme du Sud, à se départir des complexes hérités de la colonisation, sources de comportements paternalistes ou de refus des regards croisés. L’inégalité des échanges académiques dont profitent les « marabouts » du Nord, selon l’expression de Boubacar Barry (Fall, 1993 : 10), avec toutes les frustrations dont elle est porteuse, alimente la rugosité des polémiques.
Pour des raisons historiques, l’influence française est restée prépondérante sur l’École de Dakar comparée à celle des autres Écoles africanistes. Toutefois, Dakar a très tôt été fréquentée par de nombreux chercheurs en sciences sociales, spécialistes de la Sénégambie, Africains, Nord-américains et Britanniques, qui ont ouvert de nouvelles perspectives où l’approche anthropologique occupe une place importante, valorisant à leur façon les traditions orales et mémoires collectives des sociétés étudiées.
Le contexte dans lequel s’élaborent les premiers textes de l’historiographie de l’École de Dakar est marqué par l’affirmation d’un puissant mouvement anticolonial qui eut un impact considérable sur l’écriture de l’histoire. L’exclusion de l’Afrique et des sociétés africaines du champ de l’histoire étant partie intégrante de l’idéologie coloniale, les historiens africains ont d’entrée de jeu placé leurs recherches dans les combats anti-coloniaux, faisant de l’écriture académique de l’histoire un projet à la fois scientifique et ouvertement militant.
Les pères fondateurs de l’École historique de Dakar ont produit une œuvre relativement dense et largement informée par cette contrainte dont la remise en cause n’a été envisagée que relativement tard. La crise politique de mai-juin 1968 ayant largement affecté l’Université de Dakar provoqua une première remise en cause de la tutelle française sur les institutions universitaires sénégalaises. Toutefois, la majorité des historiens de Dakar ont continué à recevoir leur formation doctorale dans les universités françaises , en dépit de l’ouverture progressive vers les universités nord-américaines où de nombreuses études sont entreprises sur l’histoire de la Sénégambie.
Les premiers historiens de Dakar ont été confrontés à un défi majeur : écrire l’histoire selon les normes académiques élaborées à partir des trajectoires historiques des sociétés européennes. La question posée à ces historiens était la suivante : est-il possible, avec les outils et méthodes de la discipline alors en vigueur, d’écrire une histoire d’Afrique disposant de la crédibilité nécessaire à sa validation par les autorités académiques de cette époque ?
Plus que la critique du modèle académique constitué à partir de l’histoire de l’Europe, la crise du mouvement nationaliste et la mise en évidence de la diversité des intérêts de ses différents segments ont provoqué les premières remises en cause de l’orientation de l’historiographie de l’École de Dakar. Elles ont permis de poser la question de l’origine et de la longévité des positions subalternes du continent sur l’échiquier international. Pourtant, aussi radicales qu’elles furent, ces remises en cause sont restées enfermées dans l’horizon des paradigmes structurant les idéologies des indépendances : rôle central du politique et de l’État dans les processus historiques ici centrés sur la construction de l’Etat-nation et la mise en œuvre de son projet de développement conçu comme un rattrapage de l’Occident. Installés dans ces certitudes des premières années postcoloniales, les historiens ont focalisé leurs efforts plus sur le contenu de l’histoire que sur les manières de l’écrire.
C’est au milieu des années 1980 que sont rédigées les premières analyses critiques de l’historiographie de l’École de Dakar. D’une part, elles coïncident avec la remise en cause des paradigmes dominants dans les sciences sociales et, d’autre part, avec la complexité croissante des mutations qui affectent les sociétés africaines depuis le milieu des années 1970. Ces différents éléments ont contribué à mettre fin à la quiétude des producteurs de savoirs sur l’Afrique avec une multiplication des interrogations sur la validité, voire les légitimités de leurs œuvres (Bernault, 1999 : 73-87). La radioscopie de notre héritage historiographique permet d’évaluer l’efficacité des outils méthodologiques disponibles et la pertinence des paradigmes selon lesquels s’écrivent les histoires des sociétés africaines.
Avant de procéder à l’analyse des courants et tendances qui structurent l’écriture des historiens de Dakar, j’examine d’abord les éléments capables de valider le postulat de l’existence de l’École de Dakar à partir des œuvres produites dans l’enceinte de l’Université. Je consacre la troisième et la quatrième partie de ma réflexion à l’étude des changements survenus dans les manières d’écrire l’histoire au cours de la période postcoloniale.
L’École de Dakar en question
Une réelle difficulté s’attache à la définition de l’expression « École de Dakar » que nous devons à Boubacar Barry (1988 : 16-17). Elle est aujourd’hui largement diffusée du fait de sa commodité qui ne doit pas nous dispenser de questionner sa pertinence. Les limites de l’objet ainsi dénommé demeurent mouvantes et son contenu imprécis, puisque cette École ne s’est pas formellement constituée avec un manifeste, un programme de recherche, des outils méthodologiques spécifiques. Suffit-il d’avoir passé une partie ou la totalité de sa carrière de chercheur ou d’enseignant universitaire à Dakar pour faire partie de cette École ? Est-il possible d’établir une généalogie de l’ensemble des travaux des historiens de Dakar pour les rattacher à une tradition historiographique spécifique ? Si cette tradition est établie, peut-on la faire remonter à Yoro Diao, aristocrate du Waalo, formé à l’École coloniale des fils de chefs (Barry, 2000), y inclure Duguay Clédor, « instituteur indigène » inspiré par Faidherbe pour apporter sa « contribution à la belle et glorieuse histoire de [son] pays, qui a tant de fois donné de son sang et de sa chair pour la gloire et la prospérité de la plus Grande France (Duguay-Clédor, 1930 : 28-29) ». Assumer de telles filiations comporte un risque de confusion entre, d’une part, les récits historiques produits dans le cadre universitaire, selon des normes académiques établies, et, d’autre part, les mémoires dynastiques des États et communautés de la Sénégambie ou les textes de l’hagiographie coloniale, ces deux derniers relevant d’autres critères de validation. Adossé au projet nationaliste anticolonial, les historiens de Dakar ont procédé à une vigoureuse critique qui a déconstruit et remis à sa place les textes des idéologues de la colonisation (Bathily, 1976 : 77-107). Cette critique radicale portée sur la vision coloniale du passé des sociétés africaines contraste avec la faiblesse de la prise de distance des historiens par rapport aux mémoires autochtones, étatiques ou communautaires qu’ils ont souvent reproduites ou acceptées comme récits historiques et traités dans le même registre que l’histoire en tant que discipline universitaire (Becker, 1985 : 213-242). Le souci d’avoir une historiographie la plus ancienne possible et celui d’établir une continuité dans le processus de production des récits historiques ont conduit à une minoration de l’importance de la rupture intervenue dans les années 1950 entre les lectures traditionnelles du passé et la participation des Africains à la production des savoirs académiques dans le champ de l’histoire. Boubacar Barry a raison de considérer la publication de Nations nègres et cultures de Cheikh Anta Diop et de La Compagnie du Sénégal de Abdoulaye Ly comme « une rupture épistémologique majeure dans l’historiographie coloniale ». Un rapport similaire peut être établi entre ces deux œuvres et les lectures du passé produites par les traditionalistes des sociétés sénégambiennes. Au contraire, la suite de l’étude de B. Barry développe un hymne « à la tradition orale détenue par les griots et [aux] Tarikhs écrits par les lettrés musulmans ». La première a transmis « les faits et gestes des sociétés africaines dans le but précis de dire l’histoire » et les seconds ont « entrepris d’écrire… l’histoire pour témoigner du passé » .
Il est également tentant, voire commode, d’attribuer la nationalité sénégalaise à cette historiographie. Il en résulte une difficulté majeure tenant à la constitution d’un corpus qui discrimine strictement les travaux des Sénégalais de ceux de leurs collègues africains, voire européens de Dakar .
Ces considérations liminaires ouvrent le débat sur l’identité de cette École historique dont l’existence est, jusqu’ici, simplement postulée. Cette École n’a pas produit non plus des outils spécifiques ou une façon à elle de lire le passé. Dans le sens où je l’emploie, l’expression « École de Dakar » désigne un pôle, parmi d’autres en Afrique ― Makerere, Ibadan, Dar Es-Salam ―, où des spécialistes de diverses disciplines élaborent des savoirs sur les sociétés africaines largement informées dans leur genèse par la montée en puissance du mouvement anticolonial, au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. Au-delà de l’activité professionnelle portant sur la production des savoirs selon les règles établies au sein de l’institution universitaire, l’École de Dakar se définit, comme ses homologues africaines, par la volonté affirmée de ses animateurs de dévoiler la falsification délibérément opérée par les savoirs coloniaux portant sur les sociétés africaines.